samedi 15 mars 2008

Voyager, c'est rencontrer

"Ouvrez un guide de voyage : vous y trouverez d'ordinaire un petit lexique, mais ce lexique portera bizarrement sur des choses ennuyeuses et inutiles : la douane, la poste, l'hôtel, le coiffeur, le médecin, les prix. Cependant, qu'est-ce que voyager ? Rencontrer. Le seul lexique important est celui du rendez-vous."

On lit ces quelques mots dans la fine écriture manuscrite de Roland Barthes reproduite à la page 27 de son génial essai sur le Japon, L'empire des signes (dont je reparlerai très bientôt). Voyager, c'est rencontrer. Certes. Mais rencontrer quelqu'un, ce ne peut être seulement échanger quelques mots avec un hôtelier ou un contrôleur de train. Est-ce même déjà partager une soirée avec un habitant de la région que l'on visite ? En fin de compte, peut-on vraiment rencontrer l'étranger ?

Je ne suis encore jamais allé au Japon. Depuis quelques semaines, je tourne autour de ce pays. Je le regarde de loin, l'observe avec curiosité sous le prisme de ses arts ou de ses écrits. Je m'approche tout doucement de ce pays inconnu. Je contemple la façon dont il se mire lui-même à travers les personnages de ses romans ou de ses films. Je suis spectateur. Un spectateur occidental, qui plus est. Je regarde ce pays d'Extrême-Orient avec ma culture de l'Ouest dont je ne peux véritablement me défaire tant cette culture a structuré non seulement ma façon de penser, mais aussi de voir et de sentir. Vu d'ici, ce que je lis du Japon me semble étrange. Quel drôle de pays où l'on fait tout à l'envers : conduire, écrire et lire ! L'envers est le Japon, comme si l'endroit était la France. Enveloppé par ma culture maternelle, j'en viens à croire que les choses ont un envers et un endroit. Il suffirait d'un pas pour imaginer qu'il y a un bon côté, et donc un mauvais et de vouloir moraliser le regard. D'autres ont commis de tels jugements avant moi...

Voyager, c'est rencontrer. Mais comment ferai-je, une fois sur le sol japonais, pour me quitter un peu moi-même pour entrer à la rencontre de l'autre ? Comment pourrai-je me déprendre de moi-même et de ma culture pour être à l'écoute de la culture étrangère que je connais encore si mal que je la considère simplement comme étrange ? Ma culture européenne est celle construite par le jugement prédicatif de la philosophie aristotélicienne : je vois l'existence comme un ensemble de réunions de sujet et de prédicat. Comment alors réussir à comprendre la culture bouddhiste comme une métaphysique sans sujet saisissant la chose comme événement ? Ma culture m'a appris à donner un sens aux choses en les rapportant à une transcendance. Comment alors imaginer une vie immanente où le dieu n'est pas un être au-dessus de tout ce qui existe ?

Voyager, c'est rencontrer. Il me semble qu'il n'y a rien de plus difficile à partir du moment où rencontrer c'est un peu se quitter soi-même pour s'ouvrir aux autres. Barthes, dans les premières pages de L'empire des signes dit ainsi que "le Japon l'a étoilé d'éclairs multiples" et "mis en situation d'écriture" : "cette situation est celle-là même où s'opère un certain ébranlement de la personne, un renversement des anciennes lectures, une secousse du sens, déchiré, exténué jusqu'à son vide insubstituable, sans que l'objet cesse jamais d'être signifiant, désirable" (page 14 aux éditions du Seuil). Il ajoute que l'écriture est un séisme qui fait "vaciller la connaissance, le sujet". Il n'est pas si facile d'accepter de se laisser ainsi vaciller dans l'inconnu et de remettre en question ses croyances qu'on tenait pour vérités. Voyager, c'est se rendre compte que l'existence ne s'arrête pas à ce qu'on en a vu jusque là dans la sécurité de sa culture d'origine. C'est changer le regard, modifier sa perspective.

(Pardonnez-moi d'être aussi philosophe aujourd'hui. Ça me prend, comme ça, parfois. Ça doit être une contamination de ma maîtresse, Geisha Line. Si ça vous prend la tête, j'essaierai de ne pas recommencer trop souvent, promis !)


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