mardi 5 août 2008

Combien de temps dure un souvenir ?

Sakura rose dans la forêt de Koya-San (16 avril 2008)

Combien de temps dure un souvenir ? C'est la question que je me pose régulièrement depuis maintenant plusieurs semaines. Les souvenirs sont fragiles. Ils se cassent et s'effacent. Et puis aussi s'émoussent et s'effilochent.

Au tout début, pourtant, ils sont presque aussi forts que la réalité. Il suffit de fermer les yeux et de retourner son regard vers soi-même, et voilà le passé qui devient présent : on sent tout, on voit tout, on entend tout comme avant. Le parfum délicat du miso qui se désagrège dans le bouillon, les fleurs de cerisier qui virevoltent dans le ciel bleu, la petite musique entraînante du métro. Ce sont des souvenirs, déjà, mais c'est là, vivant en nous, si présent qu'on en oublie facilement le calendrier et qu'on pourrait presque croire qu'hier est encore aujourd'hui.

Puis, le temps passe.

On ne sait plus très bien. On mélange les jours, transforme les visages, oublie les noms des lieux. Il faut regarder ses notes écrites sur place. Il faut observer les petits détails sur les photos. Quand on en parle, on dit "Comment c'était déjà ?" Et l'autre répond, un petit peu excédé : "Mais si, tu sais bien voyons !" Le souvenir se perd. L'oubli gagne du terrain. On aimerait que le présent soit encore là. Mais non, ce n'est pas possible, on le sait bien. Lorsque ce sont des souvenirs malheureux - lorsque c'est cette douleur sourde et grise qui, parfois, vous est tombé dessus -, on est soulagé de voir que le temps a fait son travail d'effacement. Ce qui semblait pour la vie insupportable au moment où on le vivait est devenu, au fil des temps, une minuscule trace indélébile, un point dans le passé qui, certes, rend triste, mais ne fait plus aussi mal. C'est comme ça pour les mauvais souvenirs : ils s'effacent. Alors pourquoi ce ne serait pas de même pour les bons souvenirs ?

Puis, le temps passe encore.

On sait bien que c'est inéluctable : le souvenir, bientôt, ne sera plus qu'un vague mirage. Mais pour retarder l'usure inévitable, on essaie de prolonger le passé dans le présent. Les après-midi où le ciel est un peu gris, on sort la boite de thé vert ramenée du Japon et on jette quelques pincées de feuilles séchées dans la petite théière bleue. Le plateau rond, les deux petites tasses, la jolie pâtisserie sur un papier de couleur... voilà, on se croit à nouveau là-bas. Ici ressemble à là-bas. Aujourd'hui ressemble à hier.
Mais bientôt, le nouveau rituel devient une habitude. Quelques après-midi plus tard, après plusieurs tasses dégustées, le thé vert n'a plus le goût de là-bas. Il a le goût d'ici. Celui de la tasse vite avalée au bureau, devant l'ordinateur du travail. Ou bien celui de la tasse du soir, qu'on laisse refroidir sur la table du salon, tandis que les images de la télévision défilent sans qu'on les regarde vraiment. C'est trop tard. On a oublié le goût du thé vert du Japon, bu à l'arrivée au ryokan.

Les souvenirs s'usent. Pourtant, à force de les regarder revivre dans mes mots, j'ai cru qu'ils s'useraient un peu moins vite. Mais non. Quatre mois après le retour de mon voyage, je me souviens des jupes courtes des Japonaises sur leurs bas noirs, des cris des singes dans les arbres du mont Misen sur l'île de Miyajima, du regard complice du chef sushi de Yudanaka lorsqu'il a apporté sur notre table un poisson vivant cuisiné, ou encore des fleurs roses tachant le ciel blanc d'Obuse. Mais ce ne sont plus que des images qui, au fil des semaines, deviennent un peu plus abstraites, tant elles se détachent inextricablement de la vivacité des sensations qui sont à leur origine. Je me souviens d'avoir un jour vécu tout cela. Mais je n'en porte plus la marque dans mon corps. Le souvenir n'est plus qu'une conscience fragile du passé, et non plus une présence immédiate et sensible. Du passé, je ne garde plus que quelques images imprécises, qui ne sont plus accrochées aux sensations des parfums, des musiques et des couleurs.

Alors, si le souvenir a une durée limitée, que doit devenir ce blog ? Doit-il s'émousser, lui aussi ? N'a-t-il plus de raison d'exister, sinon dans la perspective d'un prochain voyage qui, peut-être, ne sera jamais qu'un hypothétique rêve ?

Mais les rôles que chacun a pris dans ce blog nous plaisent bien et on n'a pas vraiment envie de les abandonner. J'aime être le mouton savant et philosophe qui, en triturant ses souvenirs, paraphrase saint Augustin dans le livre XI des Confesssions (si, si !). Geisha Line aime être l'inspiratrice invisible qui se cache derrière l'écran. Maître Moun aime être le plus fidèle lecteur qui, le soir, découvre avec surprise une nouvelle page. Quant à Mina, son rôle de méchant ninja lui va bien - elle nous le montre tous les jours à coups de griffes (hélas).

Comme on n'a pas envie de continuer de secouer des souvenirs effilochés et de vivre dans le passé, et qu'on n'a pas envie non plus d'arrêter d'écrire, il est possible que "Paddy au Japon" se mette à parler de plus en plus souvent d'autres choses que du Japon. Si vous êtes un lecteur indulgent, vous nous pardonnerez nos hors-sujets. Vivre au présent, c'est bien aussi, vous ne croyez pas ?

Thé vert du soir au ryokan de Bessho Onsen (5 avril 2008)


4 commentaires:

Anonyme a dit…

Sans doute l'un des plus jolis articles de ce blog... La finalité de ce dernier n'est-elle pas de graver tous ces moments et impressions éphémères ? Il serait intéressant de savoir si un mouton japonais ayant voyagé à l'étranger aurait une perception similaire de l'évolution de ses souvenirs.

Nous avons tous notre petit univers dont nous aimons nous évader et auquel nous voulons apporter ce qui nous plait ailleurs. Seulement certaines choses ne peuvent vivre réellement que dans le contexte dans lequel on les a éprouvées et, aussitôt sorties de cette atmosphère leur magie s'évanouit telle la beauté d'un poisson que l'on extrait de son milieu marin.

Par ailleurs quand on reste trop longtemps dans un environnement on s'éloigne des référentiels qui le rendaient si attrayant au départ. C'est sans doute la raison pour laquelle les expériences agréables comme partir en vacances doivent rester occasionnelles pour être vraiment appréciées.

Les tentatives de conditionnement artificiel sont malheureusement trop statiques et insipides : qu'est-ce qui fait qu'un bon rosé se retrouve sans saveur lorsqu'il est débouché à Paris en hiver ? ou encore qu'un magnifique coquillage rapporté d'une plage ne se résume plus qu'à un bibelot auquel on ne prête plus attention que lorsqu'il est temps de le dépoussiérer ?
Des objets, des images, des parfums, des saveurs, des sons... de tels éléments ne peuvent assurément pas nous permettre de retrouver une ambiance vécue et dans laquelle on a baigné, mais ils ont tout de même le mérite de servir de points d'ancrage dans notre mémoire.

L'on aimerait capturer ses souvenirs en flacon pour en retrouver l'ivresse à loisir. Seulement n'est-ce pas plutôt à notre esprit de les reconstruire et de les partager pour ne pas les laisser disparaître ?

Anonyme a dit…

Salut l'ami Padoule !

Je ne te savais pas l'âme aussi poétique. Ces belles paroles sont la preuve vivante que les moutons, eux aussi, ont une grande sensibilité !

Lorsque nous étions au Japon, les amies de Geisha Line nous ont amenés prendre un verre dans un bar à la mode occidentale, à Nara. A l'entrée du café, spécialisé dans les grosses pâtisseries françaises, il y avait un album photo réunissant des clichés pris, sans doute, par le maître des lieux, lors d'un voyage à Paris. C'était amusant de regarder ce qui avait pu frapper ce Japonais en visite en France (il y avait par exemple, je crois me souvenir, une photo de 2-chevaux).
Tout ça pour dire que chacun a les souvenirs qui ressemble à ses expériences et à sa culture...

A bientôt, ami des ovins philosophes !

Anonyme a dit…

Hello!
I'm Sri(Rie) living in Nara Japan.
My friend told me your lovely blog!

I can't read french,but enjoying many interesting photos.Thank you!

Anonyme a dit…

Hello Sri !

Thank you for your message. I can't read japonese et I don't speak good english. But I'm proud to be read from Japan ! I hope you like our pictures !

Paddy.