Lorsque Geisha Line et Maître Moun sont arrivés à Hiroshima, c'était déjà la fin d'après-midi. Il y avait sur la ville un épais brouillard blanc et une fine pluie ne cessait de tomber. Le temps de traverser la ville en tramway pour se rendre jusqu'au ryokan y déposer les bagages, il était déjà 18 heures. Arrivés devant le musée de la bombe atomique, ils ont été avertis que l'entrée de celui-ci venait tout juste de fermer. Ils ont donc réouvert leur parapluie et marché jusqu'au Dôme de Genbaku. Ce grand bâtiment a été gardé en l'état depuis le 6 août 1945, comme un symbole de la bombe qui explosa ce jour-là sur la ville et la détruisit entièrement.
Près du Parc de la Paix, un monument était encore ouvert : le "Hiroshima National Peace Memorial Hall for the Atomic Bomb Victims", grand bâtiment réunissant des traces et des témoignages des victimes de la bombe. Le mémorial allait fermer ses portes, il fallait faire vite. Mais les Moun ont pris tout de même le temps de s'asseoir dans la dernière salle et de regarder sur l'écran les images et le récit de quelques survivants de la tragédie. Ces gens racontaient la journée du 6 août 1945. Il faisait si beau en ce jour d'été. Lorsqu'à 8h15, un immense éclat de lumière a rejailli dans le ciel, malgré leur surprise, ils ont trouvé ce spectacle magnifique. Mais aussitôt après, cela a été l'horreur : l'espace de quelques secondes, la ville était devenue un fracas de ruines, jonchée de cadavres et de personnes brûlées jusqu'aux os, et bientôt tout fut recouvert entièrement par les incendies.
Lorsque Geisha Line est ressortie du mémorial, il lui semblait qu'elle avait un peu de mal à respirer. Peut-on regarder sans fléchir l'horreur absolue ?
Je n'ai pas vu grand chose d'Hiroshima. Mais ces quelques témoignages entendus dans le Memorial Hall, je n'ai pas pu les oublier. De retour en France, j'y repense encore. Sans doute est-ce pour cela que je me suis retrouvé récemment à lire deux mangas ayant pour thème l'explosion d'Hiroshima.
Le premier roman graphique est Gen d'Hiroshima, de Keiji Nakazawa. Cet auteur de manga est né en 1939 à Hiroshima. Il avait 6 ans lorsque la bombe a explosé. Il a survécu, mais a perdu son père, son frère cadet et sa soeur. Gen d'Hiroshima est le long récit, inspiré de sa biographie, des mois qui ont précédé la bombe (l'histoire commence en avril 1945) jusqu'aux mois et aux années qui l'ont suivie. On suit la vie du petit Gen qui, au fil des pages, gagne une étonnante maturité, luttant pour survivre malgré tout. La bande dessinée s'étale sur 10 tomes : le mangaka prend donc le temps de raconter en détail tout ce qu'il a vécu et tout dont il a été témoin. Dans le premier tome, la vie à Hiroshima est déjà dure : la nourriture manque et la famille Nakaoka a bien du mal à joindre les deux bouts. On se demande comment cela pourrait être pire. Et pourtant, le pire arrive. Le deuxième tome décrit l'explosion et les jours qui l'ont immédiatement suivie. Gen voit mourir son père, sa frère et sa soeur sous ses yeux, impuissant. Malgré sa générosité et son courage, il ne peut rien faire et voit par centaines les gens mourir autour de lui.
La lecture de cette BD est difficile. Je n'ai lu que les deux premiers tomes et j'appréhende de continuer. Il y a une grande sincérité dans la narration de l'auteur. On sent que raconter - et raconter absolument tout - est pour lui une manière de réussir à dépasser le traumatisme. Raconter pour vivre, pour continuer à vivre malgré tout (on retrouve là le "sauf que" problématisé par Philippe Forest).
Au-delà de l'aspect de témoignage, cet ouvrage est une violente critique politique. Nakazawa est sans complaisance pour la politique de son pays. Il n'accuse jamais les Américains, mais affirme sans cesse la responsabilité des Japonais : le militarisme acharné de l'armée qui envoie ses enfants à la boucherie, la propagande du gouvernement qui traite les Coréens comme des sous-hommes et accuse les étrangers de tous les maux, l'aveuglement du peuple qui refuse d'accepter la défaite et développe des comportements égoïstes. Le père du petit Gen est profondément pacifiste. Sa mort clame l'échec de la paix.
La lecture de cette BD est difficile. Je n'ai lu que les deux premiers tomes et j'appréhende de continuer. Il y a une grande sincérité dans la narration de l'auteur. On sent que raconter - et raconter absolument tout - est pour lui une manière de réussir à dépasser le traumatisme. Raconter pour vivre, pour continuer à vivre malgré tout (on retrouve là le "sauf que" problématisé par Philippe Forest).
Au-delà de l'aspect de témoignage, cet ouvrage est une violente critique politique. Nakazawa est sans complaisance pour la politique de son pays. Il n'accuse jamais les Américains, mais affirme sans cesse la responsabilité des Japonais : le militarisme acharné de l'armée qui envoie ses enfants à la boucherie, la propagande du gouvernement qui traite les Coréens comme des sous-hommes et accuse les étrangers de tous les maux, l'aveuglement du peuple qui refuse d'accepter la défaite et développe des comportements égoïstes. Le père du petit Gen est profondément pacifiste. Sa mort clame l'échec de la paix.
Malgré l'horreur racontée, j'ai lu d'une traite le deuxième tome. Pourtant, il y a des faiblesses graphiques dans le dessin de Nakazawa. Le dessin est brut, sans recherche de style. Les portraits manquent de nuances, les attitudes des personnages sont parfois caricaturales. Par exemple, lorsque les héros pleurent, on lit "bouh bouh" dans une succession d'images, ce qui rend la narration peu subtile et quand même un peu démodée. Dans le premier tome, les enfants ne cessent de se battre ou de se faire battre et la violence des coups, répétée page après page, rend parfois pénible la lecture. Art Spiegelman, qui a préfacé la dernière édition, souligne ces faiblesses graphiques, tout en admirant la force et la magistralité de l'auteur. Il est certain que la célèbre bande dessinée Maus, sur les camps de concentration, a été fortement influencée par le récit de Gen d'Hiroshima.
Gen d'Hiroshima, extrait du tome 2
Malgré la catastrophe, les personnages tentent de survivre. « Soyez comme ce blé, fort, même si vous vous faites piétiner… », disait le père de Gen à ses enfants. Réussir à vivre malgré tout, c'est aussi le thème d'un album au style très différent : Le pays des cerisiers, de Fumiyo Kouno.
Cette auteur, née en 1964 à Hiroshima, n'a pas connu la bombe. Son récit est donc une fiction et non une autobiographie. Il débute par l'histoire de Minami, une jeune femme qui a survécu à l'explosion, mais a perdu une partie de sa famille. Nous sommes en 1955. La ville et les habitants se reconstruisent. Une histoire d'amour s'ébauche pour la jeune fille... mais bientôt la maladie la rattrape. La deuxième partie de l'album se déroule plus de trente ans plus tard, à Tokyo. Au fil des pages, nous comprenons la parenté de l'héroïne avec la jeune Minami. Des années plus tard, la bombe continue de laisser des traces dans la vie familiale, chez les hibakusha (les victimes de la bombe) et leurs descendants...
Le pays des cerisiers
La légèreté du dessin vient contraster la gravité du récit. L'horreur n'est pas dessinée avec brutalité, comme chez Nakazawa. La souffrance est suggérée avec pudeur, presque à demi-mot. Ainsi, lorsque la jeune héroïne meurt, le blanc et le vide viennent envahir la page, comme si l'absence et le silence étaient la meilleure représentation de la mort.
"Tu n'as rien vu à Hiroshima", dit un des personnages de ce film énigmatique de Marguerite Duras, Hiroshima mon amour. Non, je n'ai rien vu à Hiroshima. Mais heureusement qu'il y a des artistes pour raconter et permettre la mémoire... et aussi l'espoir, à l'image des grues de papier de la petite Sadako.
Gen d'Hiroshima
Keiji NAKAZAWA
Vertige Graphic
2003-2007 (pour l'édition actuelle)
Publié à partir de 1973
10 tomes (soit 2700 pages !)
Le Pays des cerisiers
Fumiyo Kouno
Kana 2004 au Japon - 2006 en France
- Sur Gen d'Hiroshima : la page de Wikipédia, une critique de Krinein et les couvertures de l'édition Vertige Graphic.
- Sur Le Pays des cerisiers : une critique sur ActuaBD ou Sceneario.com.
3 commentaires:
Merci pour ces références. Malheureusement, je ne pense pas que j'aurai le courage de les lire... J'ai eu du mal à me remettre de l'anime "Le Tombeau des Lucioles" et pourtant je pense que c'est un degré en dessous...
Un bel article. Cette ambiance me rappelle sans conteste celle de Murakami....Merci du plaisir à lire...Le Japon par procuration, on fait ce qu'on peut!
Elodie > C'est vrai que ce sont des textes très durs, aussi tristes que "Le tombeau des Lucioles". Mais il y a quand même des pointes d'espoir, en particulier dans "Le pays des cerisiers".
Haud > Merci de ton passage par ici !
Décidément, il devient urgent que je lise Murakami, depuis le temps qu'on m'en parle !
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