Hier, c'était le jeudi. Et le jeudi, c'est normalement ballade sur la route de Tokaido. Mais ce matin je me suis soudain rendu compte que j'avais complètement oublié notre rendez-vous ! (Voilà, c'est ça de jouer les moutons mondains à l'inauguration du salon du livre...)
Et pourtant, l'étape du jour n'est pas n'importe laquelle. Peut-être la plus importante de toutes : Hakone.
Il y a un an, quasiment jour pour jour, le 1er avril 2008, nous étions exactement à l'endroit où Hiroshige nous mène aujourd'hui. Depuis Tokyo, nous avons pris pour la première fois le shinkansen, puis lebus. Vers midi, nous sommes arrivés à Moto-Hakone. Il faisait un temps magnifique : un printemps vif et ensoleillé. J'étais fébrile. Depuis le matin, je me répétais : "je vais voir le mont Fuji, je vais voir le mont Fuji". Enfin.
Nous avons déposé les sacs au ryokan, puis nous avons emprunté un petit chemin dans la montagne. Nous avons un peu marché... Et tout à coup, au détour de la route, Fuji-san est apparu. Immaculé, majestueux, pointant insolemment vers l'infinité bleutée du ciel.
Là, devant le mont Fuji, Geisha Line et Maître Moun se sont embrassés. C'était le 1er avril - non pas le jour des farces, mais celui de leur anniversaire de mariage. Pour cadeau, ils avaient devant eux le plus célèbre des monts d'extrême Orient. Rien que ça !
Nous avons continué de marché sur le chemin, traversant une belle forêt de cèdres presque aussi magnifiques que ceux du pays de Maître Moun.
A un endroit, nous avons vu un panneau. Etait-ce marqué en anglais ? Je ne sais plus, mais en tout cas c'est à cet endroit précis que j'ai entendu parler pour la première fois de la route de Tokaido allant de Tokyo à Kyoto. Nous avons regardé la route qui partait dans la direction du panneau. Nous avons hésité, avons failli la suivre, puis finalement nous sommes revenus sur notre route initiale. Nous nous sommes dit : un jour, peut-être, pourquoi ne pas revenir emprunter cette route du début à la fin ?
Puis le chemin est devenu goudronné, et nous sommes arrivés dans le village, au pied du lac Ashino-ko. Il y avait ce grand lac bleu, et au loin le mont Fuji. C'était beau. Pourtant, j'étais déçu. "Où est le reflet du mont Fuji dans l'eau ?", ai-je demandé en ralant devant le bateau de pirates à touristes qui passait sur le lac. "Et pourquoi le sommet du Fuji-san n'est-il pas plus harmonieusement pointu ?", ai-je ajouté, avant de me plaindre des couleurs qui non, décidément, n'avaient rien à voir avec les estampes d'Hiroshige et Hokusaï.
Je l'avoue : je préférais le Fuji des maîtres de l'estampe au Fuji réel. L'art plus fort, plus grand, plus beau que la réalité.
Ce soir, je regarde l'estampe d'Hiroshige à la 10e étape de mon voyage imaginaire. J'étais là bas il y a un an. Mais cela n'a rien à voir avec ce que j'ai vu. Quelle est cette pente vertigineuse qui tombe dans le lac ? Que sont ces monts grisés sur lequel vient rebondir le paysage ? Quel est ce vert magnifique qui vient contraster avec le bleu profond ?
Je n'ai rien vu de tout cela. Et Hiroshige n'a probablement rien vu lui non plus. Ceux qui pensent que l'art est une imitation de la nature sont des sots. L'art est une transfiguration de nos rêves et nulle autre chose.
"Personne ne peignait mieux que Wang-Fô les montagnes sortant du brouillard, les lacs avec des vols de libellules, et les grandes houles du Pacifique vues des côtes. On disait que ses images saintes exauçaient d'emblée les prières ; quand il peignait un cheval, il fallait toujours qu'il le montrât attaché à un piquet ou tenu par une bride, sans quoi le cheval s'échappait au grand galop du tableau pour ne plus revenir. Les voleurs n'osaient pas entrer chez les gens pour qui Wang-Fô avait peint un chien de garde."
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