L'homme sans talent est un manga étrange, qui ne ressemble à aucun autre et que j'ai refermé non sans une certaine émotion. Il s'agit d'un album publié en France par l'excellente maison d'édition "Ego comme X" dont la ligne éditoriale repose sur les bandes dessinées centrées sur l'autobiographie et l'introspection. L'auteur, Yoshiharu Tsuge, né en 1937, est connu au Japon pour être un des précurseurs de la bande dessinée intimiste d'inspiration autobiographique : il est en effet un des premiers à avoir adapté la littérature du moi (le "shishôsetsu") dans le genre du manga et à avoir fondé dans les années 1960-70 le "Watakushi manga" (bande dessinée du moi).
Lorsqu'on lit la biographie de Yoshiharu Tsuge en parallèle de L'homme sans talent, on trouve en effet de nombreux points de convergence entre l'histoire du personnage et celle de son auteur. Pourtant, on hésite à reconnaître les parallèles autobiographiques car ce manga fait le récit d'une histoire très noire et dresse le portrait d'un anti-héros misérable et infiniment dérangeant.
Le personnage principal - Sukezo - vit avec sa famille dans la grande pauvreté. Il a enchaîné les petits boulots jusqu'à se lancer dans un commerce peu banal : celui des pierres. Quelques années auparavant (l'histoire se passe sans doute dans les années 1970), cela avait été le "boum" des pierres au Japon et les collectionneurs amateurs de "pierres paysages" ("Suiseki") aux formes imitant merveilleusement la nature étaient nombreux. Mais désormais cette mode est en plein déclin. Sukezo a en outre l'idée de s'installer au pied de la rivière Tama, à deux pas de l'endroit où il ramasse les pierres qu'il espère vendre. Qui pourrait avoir l'envie de payer pour ce qui peut être ramassé gratuitement ? Personne, bien entendu. Le lecteur le sait, s'en persuade rapidement. Mais le personnage de l'histoire semble vouloir ignorer cette vérité et persiste dans cette affaire qui est, par définition, vouée à l'échec et qui met en péril sa famille, maintenue dans la misère la plus totale. Manifestement, Sukezo est un pauvre type. Son obstination à foncer droit vers l'échec est pathétique. Son épouse a beau vouloir le bousculer, le traiter de "larve", d'être inutile, rien n'y fait. Pages après pages, on assiste ainsi à l'histoire d'un échec et à l'impuissance d'une ambition vaine.
Pourtant le personnage de Sukezo est attachant. Au fil des pages, on apprend qu'il a été quelques années auparavant un auteur de bandes dessinées qui ont remporté un vrai succès d'estime. Sukezo n'est pas "l'homme sans talent" dont il s'évertue à donner l'image. Bien au contraire. Son talent n'est-il pas celui de refuser les compromis et de faire un pied de nez au conformisme ?
Le récit, composé de chapitres relativement indépendants, s'attache dans les dernières pages au destin du poète Seigetsu, qui vivait durant l'époque Meiji et qui, comme Sukezo, s'acharnait à vivre dans la misère, refusant les honneurs et les richesses que son talent aurait pu lui procurer. Celui-ci semble être un personnage inventé : je n'en ai trouvé aucune trace sur Internet... D'autres portraits de personnages marginaux sont ainsi dressés dans l'ensemble de l'album (l'antiquaire, le libraire...).
L'homme sans talent est un manga atypique, dont le graphisme est très éloigné de celui des productions du genre. Pas de grands yeux, pas de traits fins et précis, mais le dessin d'un personnage dont la bouche n'est souvent pas dessinée. Une forte importance est donnée aux décors et à l'atmosphère noire et pesante qui se dégage des paysages. Il y a dans cette BD une vraie poésie, avec de belles pages gagnées par l'onirisme (comme celle, ci-dessous, du vagabond qui ressemble à un oiseau).
Un manga que j'aurais envie de lire plusieurs fois : à la première lecture, j'ai l'impression de ne pas avoir tout vu, tant les pages sont riches et fortes. Dommage qu'aucune autre oeuvre de ce grand auteur japonais ne soit encore traduite en français...
Un manga que j'aurais envie de lire plusieurs fois : à la première lecture, j'ai l'impression de ne pas avoir tout vu, tant les pages sont riches et fortes. Dommage qu'aucune autre oeuvre de ce grand auteur japonais ne soit encore traduite en français...
L'homme sans talent
Yoshiharu Tsuge
Adapté par Frédéric Boilet et traduit par Kaoru Sekizumi
Ego comme X
1985
2004 pour l'édition française
- Quelques avis sur Bulle d'air et sur CoinBD (certains sont très négatifs ! beaucoup de lecteurs semblent avoir trouver cet album vide et ennuyeux !)
- Une autre analyse sur le site "Culturopoing"
- Sur l'auteur
- En vrai, il y a vraiment des collectionneurs de pierres ! Cet art typiquement japonais s'appelle le suiseki et consister à admirer une pierre (et non pas à l'intégrer dans un décor comme le bonseki). Une seule pierre est capable d'exprimer la nature toute entière. Elle ne doit pas être retravailler par la main de l'homme. A travers elle, c'est toute la nature qu'on peut admirer. Pour plus de renseignements, voir ici (Wikipédia) ou encore ici sur le site d'un amateur !
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