mardi 23 mars 2010

Achille et la tortue

"Achille et la tortue" est un paradoxe posé dans l'Antiquité par Zénon d'Élée : si, lors d'une course de 100 mètres, on laisse à la tortue, réputée extrêmement lente, une avance de 90 mètres, sera-t-elle rattrapée par le rapide Achille "aux pieds légers" ? La réponse est non : ce sera la tortue la grande gagnante.
C'est sur ce paradoxe, expliqué sous forme de dessin animé, que s'ouvre le film de Takeshi Kitano, Achille et la tortue, sorti au Japon en 2008 (mais sur nos écrans depuis quelques semaines seulement). Très vite, on oublie le problème mathématique, car la suite du film ne semble avoir aucun rapport avec le paradoxe philosophique.

L'histoire, qui débute dans le Japon de l'après-guerre, est celle de Machisu, jeune prodige du dessin. L'enfant a une passion dévorante pour le dessin, et son père et ses professeurs le laissent s'y consacrer entièrement. L'enfant dessine tout ce qu'il voit. Son trait est encore maladroit. Mais, sans doute parce que son père est un riche industriel influent, on le croit promis à un brillant avenir. Cependant, du jour au lendemain, tout s'écroule : le père fait faillite et se suicide, laissant l'enfant orphelin. Machisu est recueilli par un oncle sans coeur. Mais il continue toujours de dessiner, comme indifférent au destin tragique de la vie qui l'entoure.
On retrouve Machisu quelques années plus tard, devenu jeune adulte. Il continue de peindre, cherchant à imiter au plus près la réalité qui l'entoure. Mais un critique le convainc de prendre des cours pour apprendre au contact des grands artistes. Voilà Machisu sur la voie de la peinture contemporaine occidentale. Picasso, Mondrian, Basquiat, Warhol... Machasu peint en série des clones - parfois grotesques - des chef d'oeuvres. Il multiplie les recherches artistiques, s'essaie à toutes les techniques, jusqu'aux plus extrêmes de l'Action Painting. Mais le résultat est toujours médiocre. La recherche de l'art comme technique originale le rend incapable de trouver l'émotion. Tout ce qu'il fait est impersonnel, toujours à la limite de l'absurde et du grotesque.
Plusieurs années passent. On retrouve Machisu sous les traits de Kitano, accompagné dans ses folies par son épouse. Mais Machisu vieillissant n'a toujours pas trouvé son style. Ses tentatives artistiques sont montrées avec jubilation dans des scènes burlesques, dans lesquelles l'artiste raté ne cesse de flirter avec la mort et le suicide.


On rit dans ce film. Mais on rit noir. C'est un film tragique sur la quête artistique et son échec. Le comportement du personnage est si absurde (il va droit dans le mur, au sens propre, comme un des personnages du film) que souvent j'étais mal à l'aise. Le message est en effet parfois appuyé. La vision de l'artiste est très sombre : si on n'a pas de talent, on aura beau s'acharner, on ne deviendra jamais artiste ? L'énergie que l'artiste met à chercher ce style qui lui échappe est celle du désespoir. A part la mort, point de salut ? Si, peut-être dans l'amour... la dernière scène du film esquisse une ouverture moins pessimiste.
Le petit Machisu, malgré ses dispositions dans sa jeunesse, est parti trop vite, comme Achille, le valeureux guerrier. Jamais il ne rattrapera la tortue. Jamais il ne trouvera l'Art. Car, dans sa quête folle du style, n'a-t-il pas oublié l'essentiel : vivre et sentir le monde qui l'entoure ?
Un film difficile, extrêmement pessimiste, à mille lieux de L'été de Kikujiro, et sans doute en partie autobiographique (c'est d'ailleurs Kitano lui-même qui a fait les tableaux du film). Mais un film qui fait réfléchir indéniablement sur le sens qu'on entend donner à la création artistique.


Achille et la tortue
Réalisé par Takechi Kitano
Avec Takeshi Kitano, Kanako Higuchi, Yurei Yanagi...
Année de production : 2008

lundi 22 mars 2010

Nobi-Nobi !

Sur ce blog, on est anti-copinage (je suis un mouton incorruptible !), mais quand des gens qu'on connaît font des trucs super bien, on a le droit (et le devoir) d'en parler, n'est-ce pas ? Surtout quand ça concerne le Japon !

Alors voilà, j'ai le plaisir de vous présenter une nouvelle maison d'édition nommée Nobi-Nobi ! Ses fondateurs, Pierre-Alain et Olivier, travaillent avec enthousiasme et passion depuis deux ans et demi à ce projet qui a vu concrètement le jour la semaine dernière avec la sortie de leurs premiers livres (et preuve de leur implication, c'est qu'ils sont prêts à se déguiser en canard pour faire la publicité de leur boîte : la preuve ici ! si c'est pas du dévouement, ça !). La ligne éditoriale de Nobi-Nobi est centrée autour du Japon et a pour but de proposer des histoires d'inspiration japonaise ou venues du Japon à de jeunes enfants (et à leurs parents, qui, eux-mêmes, ont grandi devant les mangas !). "Nobi-nobi" est une onomatopée japonaise signifiant "être à l'aise, épanoui" et on ne peut qu'espérer que les enfants qui liront des livres de cet éditeur seront à leur tour "nobi-nobi" !

J'ai lu les deux premières productions de cette toute nouvelle maison d'édition. Princesse Pivoine inaugure la collection "Soleil flottant", destinée aux petites filles à partir de six ans et proposant des contes japonais aux illustrations proches du manga. L'album présente une légende japonaise, illustrée par Ein Lee, une jeune et prometteuse illustratrice taïwanaise, et adaptée par une copine de blog de Geisha Line, Christelle Huet-Gomez (alias Choumie). C'est l'histoire d'Aya, une jeune princesse que son père destine à un mariage d'intérêt. Un soir, la jeune fille est sauvée d'une chute par un mystérieux samouraï. Qui est-il ? Comment a-t-il pu s'introduire dans le jardin ? Aya pourra-t-elle le revoir ? Princesse Pivoine est une histoire d'amour dans laquelle s'invitent les esprits de la nature et qui saura faire voyager les petites filles rêveuses ! J'aime beaucoup les illustrations pleines de douceur.

Le second livre, Papa Renard en croque pour les cochons, est dans un style totalement différent. Il s'agit de la traduction d'un album paru au Japon, écrit et illustré par Tatsuya Miyanishi. L'album lance la collection "1, 2, 3 Soleil", consacrée à des histoires humoristiques et décalées pour les plus jeunes (3-5 ans). Papa Renard a décidé d'attraper des cochons pour faire un bon repas en famille. Mais les cochons qu'il rencontre sont décidément bien sympathiques : l'un est gourmand, le deuxième est jardinier, le troisième bricoleur et tous les trois sont fort généreux. Papa Renard aura-t-il le coeur de les transformer en jambon ? L'histoire est pleine d'humour et de rebondissements. Le dessin, très particulier avec ces gros traits noirs et ces formes géométriques, peut à première vue surprendre par son originalité. Mais il se marie à merveille avec l'histoire, un brin décalée.


Bref, Nobi-Nobi, une nouvelle maison d'édition à suivre de près... surtout pour un des livres à sortir à l'automne prochain, hé hé !! (Non, je ne vous explique pas pourquoi maintenant : j'ai dit que j'étais un mouton incorruptible !).

Princesse Pivoine
Illustré par Ein Lee
Adapté par Christelle Huet-Gomez
Nobi-Nobi
Mars 2010

Papa Renard en croque pour les cochons
Tatsuya Miyanishi
Nobi-Nobi
Mars 2010

mardi 9 mars 2010

Mon année

Jîro Taniguchi, le célèbre mangaka japonais qui a tant de succès auprès du public français, réalise désormais également des BD franco-belges ! Il s'est du moins lancé dans l'expérience aux éditions Dargaud avec une série en quatre saisons et en quatre tomes, intitulée Mon année. L'album a un format d'album de BD, une petite pagination de 64 pages et à l'intérieur des planches en couleurs - tout comme nos bonnes vieilles BD ! J'ai trouvé que Taniguchi avait réussi avec brio son pari. Le fait qu'un scénariste français - Jean-David Morvan - soit à la plume a certainement favorisé le passage du manga à la bande dessinée. Mais il faut dire aussi que les différences entre le manga et la BD sont finalement assez ténues.
J'ai donc lu l'autre jour le premier tome de Mon année, sous-titré "Printemps". Le thème de l'histoire a le mérite d'être très peu traité et c'est courageux - mais nécessaire - d'oser l'aborder dans un album pour le grand public. L'histoire est en effet celle de Capucine, petite fille trisomique âgée de 8 ans. Elle vit à Reims avec ses parents et fréquente l'école publique. La trace de son handicap ne se lit pas sur son visage et bien des personnes qui ne la connaissent pas la prennent pour une petite fille comme une autre, ne comprenant le comportement parfois bizarre qui est le sien. Mais, malgré ses efforts, Capucine a de plus en plus de mal à suivre à l'école. La directrice annonce aux parents qu'il va falloir se résoudre à envoyer l'enfant dans un établissement spécialisé. C'est une année de changements qui s'annonce pour la petite Capucine. On devine ainsi que dans les trois autres tomes le lecteur va être témoin de ces métamorphoses.

Le dessin de Taniguchi est d'une remarquable précision. Chaque détail est retranscrit avec une grande attention. Ainsi, dans les premières pages, on reconnaît d'emblée la plage de Deauville et, au fil des pages, on n'est pas dépaysé par les images du quotidien français. En un sens, c'est assez impressionnant de la part d'un dessinateur japonais qui ne vit pas en France. Il faut dire que Taniguchi est tout de même venu en France en vue de réaliser cet album et qu'il a pas mal travaillé à partir de photographies. La couleur - inhabituelle chez cet auteur - rend les scènes encore plus vivantes et percutantes.
(c) Dargaud

Toutefois, je dois dire que j'ai été un petit peu déçu par cet album. Le scénario est lent et l'histoire peine à débuter. Bien sûr, il faudra attendre les autres tomes pour que l'histoire prenne de son ampleur. Mais tout de même, je suis arrivé à la 64e page de l'album un peu frustré. Il est vrai qu'il y a une certaine sensibilité et une pudeur dans le point de vue porté sur l'enfant. J'ai aimé notamment les dessins d'enfant qui viennent scander certaines pages : la petite Capucine, quand elle a du mal à exprimer un sentiment, fait un dessin. C'est une astucieuse façon de montrer le regard de l'enfant et d'approcher sa sensibilité à fleur de peau.

(c) Dargaud

Jean-David Morvan s'est pas mal documenté pour écrire son scénario. Comme il l'explique ici dans une interview, il s'est rendu dans un centre pour enfants trisomiques et a rencontré des parents. On ne doute pas que l'album est bien informé. Pourtant, il m'a semblé qu'il manquait quelque chose dans cette histoire - pas assez de vécu ? pas assez d'émotion ? Je ne sais pas... Il faudra lire les trois autres tomes pour se faire une vraie idée de l'ensemble (mais ils ne sont pas encore sortis !).

Par ailleurs, peut-être que ma frustration vient également un petit peu de l'atmosphère franco-française donnée à cet album. Ce que j'aime chez Taniguchi, c'est voir en direct une certaine image du Japon (notamment contemporain). Ici, puisque l'histoire se passe en France, sans aucun lien avec le Japon, il n'y a pas le même effet d'exotisme et de séduction par le détail pittoresque. Peut-être que lorsque cet album sera traduit en japonais et sortira au Japon, il saura finalement séduire davantage les Japonais que les Français... pour une fois ?

Notez toutefois un tout petit détail "anagéographique" (argh ! je ne sais pas si le mot existe !). Dans l'intérieur impeccablement français de la famille de Capucine, j'ai vu un accessoire 100 % japonais qui a peu de chance de se trouver chez des Français. L'avez-vous remarqué ? (Maître Moun n'a pas trouvé, j'ai dû lui souffler !)

  • Une critique et plusieurs pages de la BD ici
  • Pour en savoir plus sur la réalisation de l'album, voir ici (sur Actuabd)
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Mon année
Jean-David Morvan / Jîro Taniguchi
Dargaud
2009
4 tomes
Album grand format - 64 pages